Il pleuvait sur Elaria.
Pas une pluie banale, non. Une pluie chargée d'éclats d'anciennes runes, de symboles s'écrasant sur le sol comme des larmes d'un passé trop longtemps tu. À l'Académie, les élèves observaient en silence ce phénomène rare : la pluie scripturale, marque d'un bouleversement imminent dans les trames du monde.
Kael, lui, se tenait dans la salle scellée de la Tour des Énigmes, un lieu auquel seuls les mages primordiaux accédaient. Depuis son retour de la Dépouille-Réalité, ses pouvoirs bouillonnaient — il sentait le Faux Auteur se rapprocher, et quelque chose en lui, une mèche tissée d'Éther noir, frémissait comme pour l'accueillir.
Mais aujourd'hui, il n'écrivait pas. Il n'utilisait plus ses pouvoirs scripturaux.
Aujourd'hui, il méditait, étudiait, maîtrisait. Il redevenait mage.
Il avait convoqué ses proches dans la Salle des Nœuds, une chambre circulaire flottant dans le vide de l'Académie, entre ciel et matière. Asha, Mira, Elyra (la version temporelle), mais aussi Théo — son frère de cœur — étaient là. Tous l'observaient en silence, tandis qu'il dressait un cercle magique d'un genre inédit : un pentacle d'oubli inversé, capable d'atteindre les veines mêmes du monde.
— Ce monde cache encore trop de secrets, dit Kael. Et je suis fatigué d'en être l'arme sans en être l'érudit.
Il planta son bâton au centre. L'Éther et le Néant fusionnèrent dans une spirale instable, puis se figèrent. Il avait réussi. Il venait d'invoquer un Fragment d'Origine, un éclat du premier langage magique jamais parlé par une race intelligente.
Grâce à lui, Kael allait découvrir les nœuds du monde, les véritables points d'attache qui reliaient les grandes races : les Sylphores d'Argyr, les Téraniens de glace, les Duns des catacombes, les Stellaires des hauteurs, et même les humains… Tous tissés dans un même Chant fondateur.
Mais alors qu'il effleurait ce savoir, une voix murmura :
« Tu cherches à comprendre le texte... mais certains mots refusent d'être lus. »
Kael leva les yeux. Personne ne parlait. La voix venait d'en dehors du temps.
Un autre fragment du Faux Auteur ?
Les jours suivants furent denses.
Kael partit en mission dans les Steppes de Varnh, à la demande du Conseil des Races. Là, un monstre s'était éveillé : le Thral'Vorn, créature ancestrale née d'une fusion d'anciens dieux déchus. Accompagné de Mira et Asha, Kael déploya ses pouvoirs démoniaques — les ailes noires surgirent, sombres, majestueuses, enveloppées de feu noir.
Mais il ne perdit pas le contrôle. Pas cette fois.
Il affronta la bête au corps-à-corps, utilisant des techniques de magie pure, déformant l'espace et le temps, jusqu'à la faire imploser dans une sphère de silence absolu. Une victoire propre. Maîtrisée. Observée.
Car le monde regardait.
Dans les capitales, son nom courait dans les tavernes comme dans les cours royales. Les oracles murmuraient son visage dans le sommeil des rois. Les enfants jouaient à « être Kael ». Et le Conseil du Monde… préparait son prochain mouvement.
Mais dans ce tumulte, Kael trouva aussi un peu de calme.
À l'Académie, par une nuit calme, il resta seul avec Elyra — la fille temporelle, mystérieuse et toujours à la frontière entre le passé et le futur. Ils partagèrent un moment de vérité. Sans masque. Sans Éther.
— Est-ce que tu redeviendras un jour… un simple garçon ? lui demanda-t-elle.
— Je ne sais plus comment on fait, avoua-t-il.
Elle s'approcha. Le silence s'installa. Et sans mot, elle posa sa tête sur son épaule. Juste ça. Et pourtant, dans ce geste… une promesse.
Mais dans l'ombre, dans une faille narrative, une plume noire écrivait seule sur un parchemin vide.
« Chapitre 25 : L'Appel du Faux Auteur. »
Et Kael, cette nuit-là, fit un rêve étrange.Des lettres l'enlaçaient.Des mots se tordaient pour former un visage.Et ce visage… n'avait pas d'yeux.
Tout avait commencé par un rêve.
Ou plutôt, l'absence de rêve.Kael se réveilla en sursaut dans ses appartements de l'Académie. Ses draps étaient en feu. Pas un feu ordinaire : un feu de lettres. Des fragments de phrases, de ponctuations, de parenthèses s'échappaient de ses bras, de sa peau, comme si son corps était devenu manuscrit.
Il éteignit le feu en aspirant l'Éther avec violence, brisant quelques sceaux de protection dans le processus. Mais ce n'était pas une erreur. C'était une infiltration narrative.
Quelqu'un — ou quelque chose — écrivait dans sa réalité.
Et cette chose, il la connaissait. Il l'avait entrevu à travers les distorsions de la Dépouille-Réalité. Il l'avait entendu murmurer dans les silences de ses pensées.
Le Faux Auteur.
Pour trouver des réponses, Kael descendit dans les profondeurs de l'Académie, là où dormait la Bibliothèque Blanche — un lieu que seuls les Archimages pouvaient visiter, et encore, pas sans y laisser une partie de leur mémoire.
Les couloirs étaient faits de parchemin. Le sol saignait de l'encre figée. Chaque respiration laissait une annotation. Et au centre, trônait un piédestal vide, entouré de chaînes brisées.
Kael s'approcha.
Une voix s'éleva du vide.
« Tu te crois le protagoniste. Tu n'es qu'une phrase de trop. »
Kael tendit la main. Une page apparut devant lui. Blanche. Immense.Puis, une seule ligne s'écrivit au centre :
"Le récit est malade. Et il cherche son remède dans la destruction."
Il sentit une douleur au cœur. Un mot venait de disparaître de son esprit.Un souvenir effacé. Il ne savait plus ce qu'était le mot « cabane ».Juste... envolé.
La Bibliothèque l'avait taxé.
Mais elle lui avait aussi montré la voie : le Faux Auteur se trouvait au-delà du monde, à la frontière entre fiction et Réel. Et Kael devait s'y rendre. Pas maintenant. Pas encore. Mais bientôt.
De retour dans les hauteurs de l'Académie, Kael retrouva Mira et Elyra.
— Quelque chose me manipule, leur confia-t-il. Il y a des forces qui veulent me faire dire ce que je n'ai pas choisi, vivre ce que je ne désire pas. Je sens… comme des lignes invisibles autour de moi.
— Tu crois que c'est lui ? demanda Mira.
— Je ne crois plus. Je sais.
Il leur parla du Faux Auteur. De la page blanche. Des souvenirs effacés. Et pour la première fois depuis des semaines, il eut peur. Une peur froide. Inhumaine.
— Si cette entité contrôle les mots… alors elle peut m'écrire. Me forcer à trahir. À tuer. À aimer ou haïr. Je ne suis même pas sûr d'avoir choisi de vous aimer… ou si c'était une ligne imposée.
Silence.
Puis Elyra prit sa main.
— Alors, change la page. Écris autrement.
Et dans ces mots simples… Kael sentit un souffle. Une révolte.Pas contre l'histoire. Contre celui qui la tient.
Cette nuit-là, dans le ciel d'Elaria, une fissure apparut.Invisible aux yeux des mortels. Visible uniquement pour les Conteurs.
Kael la vit. Et il comprit.
Le combat approchait. Le Faux Auteur l'attendait. Et le monde, peu à peu, lisait ses lignes de travers. Dans l'ombre d'une narration en ruine, un trône vide l'attend.Mais Kael ne veut plus être un personnage.Il veut devenir le dernier Auteur.