Depuis le retour de Kael de la Dépouille-Réalité, le monde lui paraissait ralenti. Comme si les jours, les voix, les intentions des gens n'étaient que l'ombre de récits rédigés par d'autres. Mais il ne s'en détachait pas. Au contraire. Il observait, il notait. Il comprenait. Il revenait à son monde, à ses terres, à son Académie.
Mais le monde, lui, ne comptait pas rester silencieux.
Quelques jours après son retour, une convocation officielle arriva par l'intermédiaire de sept messagers en manteaux blancs. Des représentants du Conseil du Monde, l'assemblée la plus ancienne, la plus secrète et la plus redoutée de tout Elaria. Formée par les Architectes de la Loi Magique, les Grands Historiens, les Princes de Sang et même des représentants des peuples divins.
« À Kael, Fils de Personne, Enfant du Néant et Maître de l'Encre Noire,
Le Conseil du Monde exige ta présence lors de la Réunion des Architectes, pour jugement, étude et reconnaissance.Tu as modifié le monde. Tu as détourné les lignes.Tu dois répondre.
Tu n'as pas le droit de refuser. » Le Conseil siégeait dans un lieu hors du temps : Le Sanctuaire Éthéré, un palais suspendu dans une faille magique entre les continents. Pour s'y rendre, il fallait traverser les Courants de l'Âme, et marcher sur le Pont du Jugement, un arc gravé de toutes les lois anciennes du monde.
Kael partit seul.
Les professeurs de l'Académie voulurent le suivre, mais il refusa calmement. Ses compagnons — Elyra, la magicienne aux cheveux argentés, et Aeyna, l'épéiste stellaire — le regardèrent avec un silence inquiet. Une tension nouvelle flottait dans l'air. S'ils sentaient que quelque chose était né entre eux et Kael, aucun n'osait encore le formuler.
Il leur offrit un sourire fatigué.
— Je reviendrai. Avec ou sans chaînes.
Il n'avait pas peur. Il avait vu bien pire que le jugement des mortels.
Mais il savait que ceci n'était pas un simple procès. C'était un examen ontologique, une dissection de ce qu'il était devenu. Kael entra dans la salle d'audience flottante du Conseil.
Douze trônes.
Douze représentants, chacun au nom d'un Royaume, d'un Ordre ou d'une Loi Fondamentale du Monde.
— Lady Calithira, Reine des Dragons Pensants.— Maître Huldorn, Premier Scribe de la Magie Originelle.— L'Oracle de Verrah.— Le Représentant de la Déité Muette.— Le Trône Vide de l'Ancien Monde.
Et d'autres encore.
Tous l'observaient.
— Tu es accusé d'avoir altéré la trame du monde, dit Lady Calithira.— D'avoir réécrit des dialogues, interrompu des destinées, et éveillé des pouvoirs interdits, ajouta l'Oracle.— Tu as marché au-delà du dernier mot. Tu as quitté la page. Et tu y es revenu, compléta Maître Huldorn.— Que dis-tu pour ta défense, Kael ?
Kael leva les yeux. Son regard noir, creusé par les abîmes de la Dépouille-Réalité, brûlait d'un feu calme.
— Je n'ai pas détruit le monde. Je l'ai compris.
— Et si comprendre, c'est trahir ? rétorqua l'Oracle.
Un silence tendu suivit.
— Que feras-tu, si ton pouvoir dépasse l'univers ?— Je n'écrirai pas pour dominer, dit Kael. Mais pour libérer.— Tu es un danger.— Non, répondit Kael. Je suis une conséquence.
Les paroles résonnèrent longtemps. Alors que le Conseil s'apprêtait à délibérer, une déchirure fendit le ciel du Sanctuaire.
Une voix. Une présence. Un rire.
Le monde lui-même se tendit. Les Architectes se levèrent d'un bond. Même l'Oracle perdit son souffle.
— Voilà donc… mon successeur.
Tu parles comme un sage, Kael.Mais tu n'es qu'un brouillon qui s'ignore encore.
Une ombre immense apparut, sans visage. Des lettres noires tourbillonnaient autour de sa silhouette comme des corbeaux devenus phrases.
— Le Faux Auteur… murmura l'un des architectes.
Celui qui avait écrit des mondes, puis les avait déchirés. Celui qui avait tenté de recréer la Réalité à son image. Et qui avait été enfermé au prix d'une guerre oubliée.
Kael recula d'un pas.
Pas de peur.
Mais parce qu'il savait que le combat approchait.
— À bientôt, petit Écrivain… dit la voix déchirante.Nous verrons si ton Encre est plus forte que la mienne.
La déchirure se referma.
Et tout redevint calme. Le Conseil se retira. Lorsqu'ils revinrent, ils ne parlaient plus avec colère.
Mais avec prudence.
— Tu es libre… mais surveillé.
Tu es désormais un Élément Narratif Vivant.
Si tu trahis à nouveau la Balance, nous ne pourrons plus t'arrêter.
Ils lui remirent une clé noire : la Clé de l'Archive Totale, le droit d'entrer dans la Bibliothèque du Commencement. Une bibliothèque perdue, où reposent tous les brouillons des mondes.
— Tu as gagné le droit d'apprendre.
Mais pas encore d'écrire librement. Lorsque Kael rentra, Elyra l'attendait sous un ciel de pluie légère. Il n'eut besoin de dire aucun mot.
Elle s'approcha. Déposa un simple baiser sur sa joue.
— Tu es revenu.
Il hocha la tête.
Mais dans son esprit, déjà… le Faux Auteur riait.
Et Kael savait : l'affrontement approchait.
Et il allait falloir tout écrire à la main.